Les biais cognitifs, une erreur dans la matrice ?
Notre cerveau est un organe puissant, fluide, adaptatif, capable d’accomplir en « arrière-plan » une série d’opérations cognitives nous facilitant la vie – ou nous empêchant de trop souffrir au choix – confronté à +200 000 informations qui lui sont présentées par seconde (40/sec dont nous avons conscience), de réaliser près de 35 000 arbitrages chaque jour (moins d’1% consciemment), capable de se remodeler face à de nouvelles expériences pour apprendre tout au long de la vie (neuroplasticité), de faire face à l’adversité, de dépasser des limites physiques et mentales, ou encore d’innover.
Si le fonctionnement de notre cerveau est fascinant, nos mécanismes de pensées sont sujets à de nombreuses déviations – près de 200 biais recensés – entraînant des décisions et comportements basés sur des interprétations, évaluations et raisonnements erronés, et tout cela sans même en avoir conscience ! Une erreur dans la matrice ?
L’homme rationnel, homoeconomicus, est un mythe…
Plus de 40 ans de recherche sur la décision, embarquée par l’économie comportementale, le confirme : nous ne sommes pas des agents rationnels ! Cette attestation, en ligne avec la thèse majeure du mathématicien et psychologue Daniel Kahneman, renversa le paradigme de l’économie classique – ce qui lui vaudra le prix Nobel d’économie en 2002 : l’homoeconomicus est un mythe. Nous sommes influencés par des biais, des raccourcis mentaux (heuristiques), par les autres, par nos émotions, notre culture ou encore l’environnement dans lequel nous sommes plongés lors de la décision. Les biais ne discriminent personne, pas même les esprits les plus brillants !
Les biais sont dans la nature de l’Homme…
D’abord pour des raisons évolutionnistes, notre cerveau est structurellement proche de celui de nos ancêtres, programmé pour l’action immédiate, la réaction, plus que pour la réflexion, la pensée critique, la perspective à long terme, qui sont des opérations coûteuses à faible utilité immédiate.
Ensuite, d’un point de vue fonctionnel, pour faire face à la multitude de stimuli quotidiens, le cerveau associe, catégorise, simplifie, oublie, et c’est vital ! Imaginez la souffrance d’une personne que mémoriserait dans sa vie absolument tous les événements… Ces opérations de pensées, essentielles, se traduisent par des « actions cognitives » actives, plus ou moins conscientes : filtre, comparaison, transposition, hiérarchie, pondération, etc. résultant en une série de décisions, opérations, et altérations du réel. Le réel n’existe donc pas en tant que réalité tangible et objective, plutôt, nous fabriquons des représentations du réel, – réel reconstruit – dans lequel nous projetons un sens, porté par nos croyances et nos émotions.
Parmi les biais liés à des heuristiques de jugement, influencées par des opérations altérantes citons : biais d’ancrage, biais de confirmation*, biais de négativité. Mon « favori », le biais de confirmation, redoutable et tellement répandu!
Biais de confirmation : nous recherchons les preuves qui confirment notre hypothèse ou nos croyances de départ, et seulement celles-ci… en ignorant les informations qui les contredisent!
Pris au piège de notre propre storytelling, le biais de confirmation peut nous conduire à prendre des décisions parfois lourdes de conséquences – incluant le sort d’autres personnes – à partir à partir d’une sélection « auto-dirigée » d’informations – alors même que nous pensions avoir cherché des preuves. Ce processus renforce nos croyances, tenues pour « encore plus vraies ». Ce biais se marie bien avec le »biais du champion », qui consiste à accorder plus de crédit à l’histoire racontée par un expert, un as, une personne de confiance, sans la remettre en question… Souvent, le champion, c’est nous! Le développement d’un esprit critique peut déjouer ces biais.
…L’homme, cet Animal Social
(NDLD: terme emprunté à David Brooks dont nous recommandons vivement l’ouvrage!) Que nous soyons indépendants ou au contraire que nous recherchions activement la compagnie des autres, cela ne change rien au fait que nous sommes tous en relation avec autrui, depuis toujours et probablement pour toujours dans une culture particulière avec ses normes sociales en vigueur. Nier l’influence sociale sur nos comportements est aussi arrogant que faux. De manière plus ou moins délibérée, nous cherchons à être acceptés, reconnus par les autres – qui ont de la valeur à nos yeux -, jouer un rôle relevant une certaine utilité. Les expériences menaçant ce lien social et l’estime de soi sont très douloureuses. Le rejet social (social exclusion) a d’ailleurs des conséquences intenses en termes de ressenti. A titre d’illustration, une recherche publiée dans la revue Science (2003) a par exemple montré que les zones activées dans le cerveau lors d’un rejet social sont identiques à celles activées lors de douleurs physiques. Les chercheurs ont conclu : « Un coeur brisé équivaut à un bras cassé »… Pire certains diront même! Il est envisageable que le rejet social « digital » (blocage, suppression de suivi sur les réseaux sociaux, etc.) pourrait provoquer le même effet. Plusieurs biais sont en lien avec cette composante sociale : biais de conformisme, Group Think, paresse sociale, effet Pygmalion, biais du champion, etc.
Biais de conformisme : tendance à penser et agir comme le font les autres, pouvant nous conduire à faire des choix qui vont à l’encontre des évidences face à la pression du groupe.
Ce biais, mis en évidence par Asch (1950) est toujours d’actualité! Il montre à quel point nous pouvons faire des choix similaires aux autres et adapter des croyances proches, particulièrement dans un contexte social où le soi est exposé au jugement. Chacun pense y échapper, mais ce n’est pas le cas. L’ouvrage « les décisions absurdes » (Morel, 2002), basé sur des enquêtes de qualité, recense des décisions absurdes de groupes au travail sur des sujets à haut risque (nucléaire, bloc opératoire, aviation…). Ce biais, voisin du « Group Think », peut être déjoué justement selon l’auteur par des méta-règles de fiabilité, et plus globalement une méthodologie de collaboration efficace !
L’influence des émotions
Les émotions ne planent pas au-dessus de tout processus cognitif, bien au contraire ! Elles rentrent activement en ligne de compte dans nos décisions, comme l’a brillamment démontré le neurologue Elles rentrent activement en ligne de compte dans nos décisions, comme l’a brillamment démontré le neurologue Antonio Damasio. Un homme privé d’émotion est incapable de faire le moindre choix au quotidien (« Spinoza avait raison »), de même qu’une mauvaise gestion de ses émotions. Si nous privilégions généralement les émotions positives (recherche d’expérience positive, gratifications), l‘évitement d’une expérience désagréable peut être un phénomène encore plus influent sur nos décisions! Une des choses que nous redoutons le plus est l’idée de perte de ce qui nous est familier, et cette peur influence sur notre manière de prendre les décisions. De fait, nous développons souvent un esprit critique excessif envers tout nouvel élément qui pourrait remettre en cause notre équilibre familier, même si celui-ci est inconfortable. Cela conduit bien souvent à préférer la situation actuelle à toute option, même si la situation est perfectible à bien des égards (personne n’est dupe sur sa propre situation professionnelle, sociale, amoureuse…). Le biais d’aversion à la perte, mis en exergue par Kahneman est édifiant, et dépasse largement le cas des marchés financiers.
Aversion à la perte : la perspective de la perte pèse plus fortement sur l’espoir du gain. Cette aversion a souvent pour conséquence de maintenir un « statu quo » et de geler toute action.
En entreprise, où l’incertitude est fréquente sur le succès d’un projet ou d’une innovation, la question d’un investissement se pose moins en termes de risques que d’incertitudes : certains managers ou dirigeants sont prêts à payer pour éviter l’incertitude, préférant prendre un risque quantifié qu’un risque inconnu. On ne compte plus le nombre de systèmes inefficaces et coûteux (ex : un logiciel type CRM) non remplacés. Les collaborateurs eux aussi vivent souvent mal un changement de leur situation professionnelle : déménagement, nouveau manager, nouveau job… alors même que la situation est inconfortable. La peur de perdre ce qui existe, ce que nous avons, est au moins deux fois supérieure à l’espérance du gain. « On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce que l’on gagne ». ça sent le vécu, non?
Pour ce type de biais à composante émotionnelle forte, les solutions visant à reprendre le contrôle sur la même variable en jeu dans l’apparition de ces biais sont clés : Savoir identifier ses émotions, accepter leurs débordements et apprendre à limiter leurs effets nocifs. Un bel éclairage nous est offert sur ces pratiques par le neuropsychologue Bernard Anselem dans son ouvrage « Ces émotions qui nous dirigent » (2016).
Quels « pare-feu » pour lutter contre les biais ?
Les biais cognitifs sont en quelque sorte des « effets de bord » d’une intelligence humaine qui s’adapte au monde complexe. Les recherches l’ont mis en évidence : les biais sont particulièrement virulents dans des situations complexes, teintées d’incertitude, celles susceptibles de menacer les bénéfices du lien social, ou les situations de choix à enjeux /risque. Autant dire que notre monde actuel est un terrain fertile pour les biais ! Au travail, en situation de recrutement, dans nos relations...
Mauvaise nouvelle : le fait de connaitre nos mécanismes de pensées ou principes d’influence ne nous prémunit pas de leur apparition (si c’était le cas, les scientifiques ou psychologues seraient immunisés depuis longtemps, or ce n’est pas le cas!). En attendant une augmentation de nos capacités cognitives ou une hybridation de l’homme avec les machines, certaines attitudes « pare-feu » permettent de limiter leurs apparitions : la connaissance de soi et l’humilité, l’esprit critique et la collaboration.
Certaines attitudes « pare-feu » permettent de limiter leurs apparitions : la connaissance de son propre fonctionnement amenant à l’humilité, le développement de l’esprit critique et la collaboration efficace.
Au delà de ces 3 attitudes préventives, une stratégie intéressante –demandant une bonne connaissance de son fonctionnement – consiste à parler précisément le même langage des biais et à jouer sur la même scène pour les contrer, à l’instar des Nudges : le judo du cerveau. Et vous, comment faites-vous pour limiter les biais dans vos pratiques de travail?
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