Et si on réinventait l’idée de carrière en entreprise ?

L’idée de « faire carrière » en entreprise semble désormais une idée du passé. Les pactes d’emploi à vie ont largement été remis en cause, et chacun prié de s’occuper plutôt par lui-même de sa propre employabilité. Pour autant, dans un monde ainsi plus nomade et plus mercenaire, les carrières intra-organisationnelles sont-elles devenues impossibles ? Faut-il se résoudre à recruter sans cesse pour faire face à une mobilité croissante ? Jean Pralong, professeur de GRH à l’EM Normandie, nous livre ses convictions quant aux nouvelles formes de carrières à inventer.

Oui, pourquoi pas… mais à condition de pouvoir y offrir aux individus ce qu’ils attendent aujourd’hui ! C’est-à-dire à la fois la possibilité d’un sens concret à leur travail et la perspective réelle d’un engagement durable. Si je vois le sens de ce que je fais, et si on me permet de l’inscrire dans la durée, alors pourquoi ne pas rester ? Et profiter ainsi de la stabilité d’une position claire en termes d’identité…

Elle est certainement possible encore au croisement des intérêts réciproques des deux parties en présence. Les entreprises auront toujours besoin de collaborateurs fidèles, ceux qui ont une expérience des métiers, des clients, des produits, une mémoire des savoir-faire, une capacité à inscrire les projets de l’entreprise dans la durée, même si les dirigeants eux-mêmes ne restent pas. Et les individus ont toujours un besoin profond de stabilité, un besoin de créer du sens, un besoin d’identité que l’organisation devrait contribuer à satisfaire.

Bien sûr ! Parce que l’engagement à long terme est un moteur particulier. Dans toute relation, on ne met pas la même énergie selon qu’il y a des perspectives ou qu’il n’y en a pas. Si on leur offre une vraie possibilité d’engagement, les salariés développeront ainsi des compétences qu’ils ne développeraient pas, porteront des projets, s’investiront différemment. Sinon ce seront les « moi d’abord » ou « après-moi le déluge » qui ne sont au fond de l’intérêt de personne.

Certes, mais le modèle associé exige énormément de l’individu. Recréer sans cesse son propre emploi, simplement en regardant au fond de soi-même, n’est pas donné à tout le monde ! La responsabilité qui pèse sur les épaules de chacun est très lourde à porter. C’est un peu « malheur aux vaincus », seuls les meilleurs survivent et s’épanouissent. Alors que beaucoup aspirent encore simplement à une stabilité plus encadrée !

Dans le prolongement des écrits d’un Matthew Crawford par exemple (Eloge du Carburateur), qui explique combien il préfère réparer une moto ancienne qu’écrire des notes de synthèse pour Barack Obama, je crois que les entreprises qui réussiront à fidéliser leurs collaborateurs sont celles qui sauront leur offrir des perspectives claires d’emplois réellement concrets. Qu’il s’agisse de « bullshit jobs » ou de « brown out », la littérature moderne sur l’entreprise décrit bien la peur d’un monde d’ennui. Dans un monde vide de contenus réels, de sens, d’impact, comment s’engager sinon ? Alors même que l’idée de mobilité est plus valorisée…

Si l’entreprise veut recréer les conditions d’un engagement, dont elle sera la première bénéficiaire, elle doit cesser de recruter seulement des mercenaires sur la base de projets à court terme, mais bien plutôt des talents avec lesquels elle co-construira son futur. Plus les entreprises co-définiront ainsi avec leurs salariés les conditions d’un devenir durable pour tous, plus ils y seront impliqués, moins ils auront envie d’en partir. Et plus le mot carrière pourra garder un sens plein et positif, sur une base renouvelée.